Bien faire

par

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C’était au temps où je m’initiais à l’éthique. Le professeur titulaire, théologien de surcroit, me chaperonnait. Réagissant à mon idée selon laquelle chacun est  responsable d’élaborer sa morale selon la réalité du monde et la sagesse de la raison, il me fit péremptoirement savoir que cette idée de morale naturelle est une vieillerie dépassée. Fin de la discussion.

Reprenons.

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Pour la nouvelle année, Jacques Diezi m’a offert cette belle gravure. J’aime les arbres; la beauté a-t-elle meilleure expression? J’aime aussi leur symbolisme; l’arbre de la vie, l’arbre de l’évolution, l’arborescence d’une pensée subtile, même la construction d’une phrase. Dans l’image ci-dessus, je vois le monde en au moins 4 dimensions. La première est le temps. Il se déroule le long du tronc et des branches qui s’étalent dans l’espace vers l’indiscernable tissu du futur. L’arbre est notre vie tracée dans le monde où chaque instant est pour nous une bifurcation. Pour la clarté de la représent­ation, ­Jacques Diezi n’en a gravé que quelques-unes; sans doute celles qui, à postériori, se sont révélé les plus décisives. Où suis-je maintenant dans ce parcours? Quelque part, bien avancé sur un rameau particulier, ayant laissé derrière moi toutes les bifurcations vers les autres futurs à jamais disparus[1]

Liberté

Bien sûr, cet arbre, je l’aime surtout parce qu’il dessine ma liberté. Chaque embranchement est l’instant d’un choix auquel je participe et ma liberté est le rôle que je m’attribue dans ce choix. Elle est en moi que je la veuille ou non, qu’elle soit consciente ou pas. Elle est ma substance affective. À son propos, je me sens assez husserlien, convaincu que ce sentiment, comme la conscience de soi ou l’amour, est au fondement de toute connaissance même si la dire est bien difficile. Certains l’on fait avec les mots les plus touchants. Ils font la littérature. D’autres ont développé d’étonnants pipautages. Par exemple, il est dit qu’un choix libre est celui qui ne dépend d’aucune influence extérieure comme le dé, « libre » de tomber sur n’importe quelle face[2]. D’autres nient que la liberté puisse exister puisque, dans notre monde déterministe, l’avenir et tout entier la conséquence unique du passé. Je me rallie à ce que j’ai compris de Spinoza. Je vois une personne devant une bifurcation du chemin. Elle choisit d’aller à gauche parce qu’à droite le chemin semble boueux. Une autre arrive au même endroit. Elle voit la bifurcation et la boue à droite, mais elle voit aussi ce passé qui l’a conduit ici et elle considère tous les futurs qu’elle peut imaginer. Elle choisit le chemin de gauche parce qu’il mène au mieux vers le but qu’elle s’est fixé. Pour moi, la deuxième personne est plus libre que la première. Cette définition me suffit. Sans négliger tous les déterminismes extérieurs ou intérieurs qui influencent mon choix, elle me laisse ce que je suis: 73 ans d’histoire vécue dans un monde très grand que je m’efforce de percevoir, un peu.

Avec la liberté vient la responsabilité. Qu’en faire? Toujours husserlien, je sens que la réponse ne peut venir que du fond de moi. En moi, je sais, mieux que par n’importe quel discours ce qui est bien et ce qui est mal. Mon bienêtre ou mon bonheur en sont les indicateurs.

Bonheur! Encore un mot qui est l’objet des plus grandes envolées de l’esprit. Bienêtre suit de près. Mes philosophes classiques ne m’ont guère aidé à les approcher. Heureusement, il y a mieux. Pendant des années, les propos sur le bonheur d’Alain (Alain 1956, 1970) sont restés aux toilettes de notre maison de Rauenberg. J’ai muri avec eux. Récemment ce sont deux livres semblables, Happiness (Layard 2005) et Happiness by design (Dolan 2014) qui m’ont étonné par le plaisir que j’y ai trouvé. Il m’a fallu un peu de temps pour en comprendre la raison: ces auteurs cherchent – et trouvent – le bonheur, non pas dans l’esprit, mais dans le ressenti en soi et la réalité du monde (https://www.dubochet.ch/jacques/?p=282). Nous y reviendrons.

Moi ou nous

Longtemps, j’ai voulu que la liberté soit aussi morale. Sans doute est-ce là le relent de la tradition philosophique classique qui veut que liberté et morale soient indissociablement et naturellement en nous. J’ai abandonné depuis l’enfance l’idée d’une morale transcendantale et la biologie m’a appris que la morale naturelle est une idée fallacieuse et dangereuse[3]. Gilles, rigoureux, m’a obligé à bien séparer les deux concepts. La question « que faire pour bien faire ? » se trouve ainsi moins enchevêtrée. L’étude de la question s’appelle l’éthique, la morale[4] est la réalité que nous lui donnons dans la vie.

Vue de cette façon, bien faire se ramène à deux stratégies possibles, mais opposées: l’une, c’est moi, l’autre, c’est nous, ou alors, parce que nous ne sommes pas de ceux qui croient aux solutions simples, c’est « plutôt moi » ou « plutôt nous ».

La première direction est darwinienne; chacun fait ce qu’il peut pour prospérer au mieux; le monde dans lequel je vis, les autres êtres humains en particulier, ne compte pour moi que dans la mesure où ils me sont utiles. Il y a près de 4 milliards d’années que la méthode fonctionne, elle a fait la vie, elle nous a fait Hommes et elle poursuit aujourd’hui son écrasante efficacité. Elle va de soi, elle est naturelle. Comme la pierre qui roule vers la vallée, elle ne demande ni plans ni choix.[5]

La seconde nécessite de prendre distance. Elle veut étendre le moi subjectif et embrasser chacun du même regard; elle veut étendre à tous le bonheur et l’harmonie que je recherche. La règle d’or de l’éthique la dit de cent façons; l’une d’elles est: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Cette deuxième solution est moderne. Elle est apparue avec l’Homme et sa capacité à se faire une image complexes du monde où il peut se voir « de l’extérieur », lui parmi les autres. Par ses neurones miroirs[6] il ressent même l’autre en lui. Ainsi, il imagine son futur sur la base de son expérience passée et il agit dans le présent pour réaliser un but. De petits buts en petits buts, petit à petit, il construit ses propres valeurs qui deviennent le fil rouge qui guide ses choix. Sachant combien limitée est notre liberté dans la réalité du monde, on peut s’étonner que chacun, à chaque instant, pour chaque action, se sente convaincu d’agir en fonction de ses buts et ses valeurs. Tant mieux!

Politique

Dans la vie réelle, buts et valeurs deviennent politique. C’est une question de définition, mais pour faire clair, je dis que la politique du « moi », s’appelle la droite, celle du « nous », la gauche. Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme pousse à gauche, le socialisme y tend généralement aussi, le néolibéralisme va nettement à droite. Je veux montrer que le bon sens et la raison appellent à gauche.

 

Droite.

Naturellement, certains gagnent au jeu du moi. Certains, plutôt peu, sortent un moment vainqueurs de la sélection darwinienne. Il y a 50 ans que le grand arbre qui ombrage notre jardin et là, solidement ; il va vraisemblablement le rester pour quelques décennies. Je l’imagine tranquille et satisfait… comme Vasella et les biens-arrivées de notre société. Moi de même. Il est vrai que de naitre en Suisse, mâle, dans une famille cultivée, juste avant les 30 glorieuses est un bon point de départ. Aujourd’hui, la femme libyenne à moins de chance, comme d’ailleurs les trillons de grains de pollen que le pin du jardin gaspille chaque année. Soyons clairs, la solution darwinienne est formidablement sélective; à vue humaine, elle est épouvantablement cruelle. Pourquoi alors est-elle si attirante? Comment se fait-il que certains osent publiquement se dire de droite?

Il est vrai que, chez nous, dans notre milieu, en ce moment, ça va! Ça va même étonnamment bien. En Suisse, actuellement, pour une majorité de la population, ça va aussi, et dans nos pays développés, les sondages montrent que la plupart se disent plutôt heureux. Quelle chance! Il faut pourtant un bel effort pour ne pas tenir compte de la précarité de notre situation. Elle ne durera pas, c’est sûr. Pour vivre et agir, ce bel effort, il faut le faire. Ce n’est même pas difficile, nous sommes construits pour. Il faut aussi fermement se couvrir les yeux pour ne pas voir ce qui ne va pas autour de nous, par exemple, les 10% de pauvres et tous ceux qui vivent sans réelle appartenance en Suisse. Le faut-il? Plus loin, ne pas voir devient plus facile. Peter Singer, professeur d’éthique à Harvard, commençait son cours général en distribuant un dépliant appelant à verser 5 $ pour guérir en enfant lépreux. Peu s’apprêtaient à payer. Il constatait ensuite que, quelques jours auparavant, quand un enfant avait risqué de se noyer dans l’étang du campus, sans hésitation, tous les présents se sont précipités pour le sauver. C’est la distance qui fait la différence. Aimer son prochain est plus facile quand il est proche, encore mieux s’il est génétiquement proche! Voir court est facile. La politique de l’autruche est rassurante.

Elle est trompeuse. Elle peut fonctionner un temps et en un lieu, mais à terme, le monde nous rattrape forcément. La question est, «dans combien de temps ?» Les prévisions météorologiques sont à une semaine, la prévision de vie est généralement un peu plus longue, naturellement, elle est de l’ordre de la génération. Si le nanti d’aujourd’hui vise exclusivement son bienêtre, il n’est pas irraisonnable d’en rester là et de faire le pari du moi si l’on a bien évité d’avoir des enfants, des proches chers et des amis fidèles. Même dans ce cas, le pari est risqué[7]. On a vite un accident, on tombe vite malade, les affaires quelquefois vont gravement de travers, et qu’on le veuille ou non, même les yeux fermés, le monde nous rattrape. Ebola, l’attaque de Charlie hebdo, les bateaux de réfugiés choquent et déstabilisent beaucoup. En fait, ils ne devraient pas étonner. Quant au changement climatique, j’apprends beaucoup des nieurs de mon entourage. La volonté de voir petit est plus grande qu’on ne l’imagine. C’est de cela qu’il faut s’étonner. Pourquoi tant de gens ne voient-ils pas où sont leur intérêt et leur avantage?

C’est une hypothèse, mais je tends à penser que la nature humaine favorise la droite. Darwin l’avait bien vu, nous sommes équipés pour apprendre facilement certaines choses – le langage – et cultiver certaines émotions – la transcendance par exemple (https://www.dubochet.ch/jacques/?p=203). Il se pourrait que, comme la croyance selon laquelle toutes nos actions sont librement décidées, nous soyons bons à nous convaincre que le monde se limite au tout petit monde que nous percevons directement. Évolutivement il fut probablement favorable de ne pas trop finasser ni trop se poser de questions. La société l’approuve comme le montre la façon dont sont traités les libres penseurs – ou les lanceurs d’alerte. Le respect des puissants est peut-être aussi une tendance naturelle favorisant la pensée de droite. Il me semble que nos neurones miroirs (!!!) sont plus réceptifs envers ceux qui ont gagné qu’envers ceux qui peinent – sauf peut-être pour les jeunes enfants. Est-ce un résidu du temps où la hiérarchie du groupe humaine était rigoureuse ou bien est-ce un avantage évolutif sélectionné avec le développement de la socialité humaine? On en saura plus dans 10 ou 20 ans.

Gauche

L’égoïsme darwinien d’un moi exclusif n’est pas viable parce que le monde vivant est un tout où personne n’est jamais seul. Pour y penser à vaste échelle, disons que la question de savoir si une vie existe sur une autre planète n’est peut-être pas si difficile à résoudre parce qu’il ne s’agit pas de voir le dinosaure local; il suffit d’observer comment la planète a été transformée par la vie. Regardant notre Terre, nous savons que son atmosphère remarquable – premier signe qu’observerait l’extraterrestre – porte tout entière la marque de la vie, par l’oxygène en particulier. Quant à la nature du sol, ce n’est pas seulement la fine couche végétale qui en porte la trace[8], c’est toute la géologie. En effet, la majorité des minéraux sont issus de processus biochimiques (là, une référence quantitative perdue du Scientific Amercan).

Le mot altruisme s’immisce forcément dans la présente réflexion. Dans son sens traditionnel, il est une valeur morale. Dans le sens biologique, il correspond à un apparent abandon au profit d’un autre d’un avantage qu’un organisme pourrait s’attribuer. Darwin (encore lui) s’était étonné de l’ampleur du phénomène qui, à priori, semble s’opposer à l’égoïsme naturel qu’implique sa théorie. Depuis, la situation s’est clarifiée; si le comportement altruiste implique une perte pour l’individu ici et maintenant, une analyse plus large montre que, globalement, finalement, la vie y gagne toujours. En fait, l’altruisme biologique est un égoïsme malin. Ainsi, l’être humain lui aussi est biologiquement altruiste, un peu et toujours de manière ambigüe. Le chapitre de l’altruisme biologique ne s’arrête pas avec cette remarque. « Mon » département de l’UNIL, le DEE, consacre l’essentiel de ses efforts à en poursuivre l’écriture.

Mais nous ici, continuons avec l’altruisme social et culturel qui appel à « aimer son prochain comme soi-même », à ressentir le « nous » plutôt que le « moi », à penser large. La pensée libre nous y conduit de toutes les manières. Nous en explorons quelques-unes.

Gauche

Thermodynamique

Passet (Passet 2010) se réfère aux sciences dures pour comprendre l’économie. Didactiquement, l’idée est bonne, mais, nous aide-t-elle à faire des prévisions réalistes? A-t-elle une valeur euristique? J’en doute (https://www.dubochet.ch/jacques/?p=163). François Rodier, un physicien pur et dur, tente la même aventure dans un podcast intéressant (https://www.youtube.com/watch?v=5-qap1cQhGA&list=UUGv05UJHKH5EclUmms753Zw). Je trouve que lui aussi pousse bien loin le bouchon de la métaphore déguisée en modèle réaliste. La même démarche a-t-elle plus de sens en politique?[9] J’en ai l’impression. Essayons prudemment.

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Ouvrons n’importe quelle revue scientifique, on tombera sur un graphique de ce genre (figure 2) montrant que, en fonction d’un quelconque paramètre, le système recherche son minimum d’énergie. Selon la figure, le système est le plus stable quand il est au fond du trou A. Un peu de chaleur lui donne à s’agiter tout en restant aux alentours du point d’équilibre idéal. Le trou B est énergétiquement moins favorable, mais le système peut y rester de manière stable tant que l’agitation n’est pas suffisante pour lui faire sauter la barrière h. Si cet évènement survient, alors se casse la paix des ménages. Attiré par le trou profond A, le système tombe en dissipant son trop-plein d’énergie. Cela peut faire des dégâts. Les physiciens adorent ce genre de modèle et la gymnastique intellectuelle standard consiste à étendre la représentation à plusieurs paramètres, beaucoup de paramètres, même à un nombre infini de paramètres. L’énergie devient alors une hypersurface à n-1 dimensions dans un espace à n dimensions. Dommage, au-delà de 3 dimensions, pas moyen de nous en faire une représentation visuelle. Tant pis, les mathématiques ont des lois que ne s’arrêtent pas à nos images. L’une d’elles, par exemple, nous enseigne qu’une barrière de potentiel qui semble insurmontable entre les états A et B dans le graphique à 2 dimensions peut être contournée selon des chemins d’autant plus nombreux que la dimension de l’espace est grande. Ainsi, une coupe géographique selon l’axe Lausanne-Evian suggère que le niveau du lac devrait atteindre le Chalet à Gobet. Avec une dimension de plus, il descend à 375m en s’écoulant à Genève. Le Léman serait bien vide si l’on ajoutait encore quelques dimensions.

Les physiciens ne sont pas les seuls à apprécier ce genre de modèle, la biologie évolutive en a fait un de ses outils majeurs, comme on peut le constater en assistant à n’importe quel séminaire du DEE, le noble institut font j’ai l’honneur d’être l’hôte. Chez ces gens, la nième dimension n’est pas l’énergie, mais la fitness, ou plutôt, la fitness changée de signe, car c’est vers les sommets que la pousse l’évolution et non pas, vers les puits les plus profonds illustrés par la figure. Emma Darwin, qui peinait a admettre que l’évolution naturelle puisse « inventer » l’aile alors que le vol n’existait pas, ou bien l’oeil avant de voir, s’en serait probablement mieux sortie si elle avait eu à l’esprit l’imaginable richesse des chemins dans un espace multidimensionnel. Elle n’est pas la seule, la théorie darwinienne de l’évolution reste, encore aujourd’hui, inimaginable à la plupart des gens qui nous entourent (Dubochet 2011). La difficulté que les biologistes rencontrent souvent pour faire comprendre la problématique de l’origine de la vie, ou plus proche de nous, celle de la spéciation (les espèces: pourquoi et comment?), atteste que la plupart de nos concitoyens ne disposent pas des outils qui permettent de rendre compte de la complexité (https://www.dubochet.ch/jacques/wp-admin/post.php?post=82&action=edit).

Ici pourtant, ce n’est ni de physique ni de biologie dont il s’agit, mais de l’évolution politique d’une société que l’on aimerait modéliser selon un paramètre général d’ »énergie », de « fitness » ou de « qualité ». La tradition néolibérale veut que l’on s’en prenne au PIB. Nous n’aimons pas ça. Lucy travaille à trouver mieux. D’une manière ou d’une autre, il faudrait mettre « bonheur », ou « harmonie », mais de quoi s’agit-il? Nous choisissons des mots moins chargés, parce que plus bateau. Il s’agit tout bêtement de bien ou de mal faire. La convention des signes de l’axe du bien et du mal nous conduit donc à mettre le meilleur au plus bas et le pire au plus haut. Ainsi, le désir et les efforts de chacun le poussent vers le puits le plus profond. Pour ceux qui se trouvent en A ou en B, la vie peut se dérouler relativement tranquillement, quoiqu’elle est plus heureuse en A qu’en B. Typiquement, en A, nous trouvons le bon bourgeois, tranquille et confiant dans son avenir qu’il pense tout tracé. En B, c’est peut-être un paysan indien dans sa misère ancestrale. Dans son puits, chacun peut s’agiter; l’état reste stable tant que l’agitation de B le laisse bien en dessous de la barrière de potentiel h. Qu’il l’atteigne et hop, s’ouvre à lui l’accès à l’état A, tellement plus désirable. Il y coule d’autant plus violemment que la différence de potentiel est grande. Son arrivée en A est bousculante; il apporte avec lui l’agitation qu’il avait en B augmentée de la différence de potentiel de A à B. Le trou A pourra peut-être dissiper cette agitation et se retrouver dans l’état calme et profond. Ce n’est pas certain. Quoi qu’il en soit la transition sera d’autant plus violente que la différence de potentiel est grande. Le résultat a toutes les chances d’être douloureux pour l’arrivant de B comme pour l’habitant de A. On l’aura compris, dans ce modèle, on doit constater que le Moyen-Orient a été chauffé depuis bien des années et, récemment, la barrière de potentiel est sautée par certains. Le résultat en est Charlie Hebdo ou le flot de réfugiés se déversant dans la confortable Europe. Mes leçons au foyer MNA pour mineurs non accompagnés, visent simplement à amortir la chute de quelques-un/e/s qui viennent de tomber dans notre puits.

Le modèle thermodynamique est très général. Il s’applique rigoureusement à tout système fermé évoluant sur une surface de potentiel. Le problème est que la vie n’est pas un système fermé (elle reçoit beaucoup d’énergie de l’extérieure) et le potentiel est une grandeur physique rigoureusement définie. Ainsi, la différence de potentiel entre A et B doit être indépendant du chemin conduisant de l’un à l’autre. M, arrivant d’Afghanistan par avion à Zurich ou K, faisant le trajet en deux ans par l’Iran, la Turquie et la Grèce prouvent bien que ce n’est pas toujours le cas. Il n’empêche que cette représentation offre une analogie qui, au moins conceptuellement, m’aide à penser. Elle nous dit en particulier que la voie vers un monde meilleur, ne peut consister à terme que dans la réduction des différences. Ceux qui prétendent stabiliser le système et ses différences en renforçant les barrières de potentiel, comme le prône un fort courant US depuis des décennies (Huntington 1998) sont des fauteurs de troubles.

Vous n’aimez pas l’analogie, tant pis, les mêmes conclusions se déduisent sur d’autres bases.

Philosophie politique.

Le livre de John Rawls, Théorie de la justice (Rawls 1971 (1987)) est un classique considérable. J’en ressors ici une idée, souvent citée: la société pour laquelle nous voulons agir est celle que nous choisirions si nous ignorions la position dans laquelle nous aurons à y vivre. Les successeurs ont été prompts à critiquer. On a dit par exemple que, étant tous différents, la solution qui est la meilleure pour moi n’est pas forcément la meilleure pour tous. Sans doute. D’ailleurs le même reproche peut-être fait à la règle d’or de l’étique « traite ton prochain comme tu aimerais qu’il te traite ». Il n’empêche que, comme première approximation, je n’en vois pas de meilleure, surtout, en bon husserlien, persuadé que ce que je sais des autres ne peut se construire que sur ce que je sens de moi. L’idée de Rawls s’impose dans la mesure où l’avenir est imprédictible. À court terme pourtant, chacun croît savoir ce qui va arriver. Nous comprenons que les nantis souhaitent conserver leur avantage. Ils s’y cramponnent et ils y croient, plus que de raison. À l’échelle de la génération, l’avantage égoïste des nantis se dilue en une vaste illusion. La plupart son trop bornés pour s’en rendre compte.

Les réflexions de Rawls ne sont pas des plus récentes (1971), mais, si la philosophie ne vieillit guère, elle peut être actualisée. Il en va de même pour l’histoire. C’est l’historien Rosanvallon(Rosanvallon 2011) qui m’a récemment apporté le plus pour replacer les idées classiques de la philosophie politique dans la réalité actuelle. Son message est optimiste. Il montre par exemple comment, vers la fin du 19e siècle, l’idée d’État redistributeur est soudainement devenue une réalité. Bismarck – certainement pas le plus socialiste des dirigeants – introduit une assurance sociale pour tous les Allemands parce qu’il avait la claire intuition que pour éviter les méfaits du désordre, il fallait boucher les trous les plus marqués du système social. Étrangement, la France, l’Angleterre et les USA ont fait de même à quelques années d’intervalle – pourtant Dieu sait si ces pays ne cherchaient pas à unifier leurs politiques. Symbolique plus que réelle au départ, l’idée étape par étape, a fait son chemin. Il y a eu des hauts, il y a eu des bas. Où en est-on? Collé à l’actualité qui nous submerge, il est difficile de prendre distance et d’y voir un peu clair. Les philosophes et les historiens nous y aident. Je les vois unis pour promouvoir le potentiel plat du chapitre précédent.

 

Psychologie et sociologie.

Toujours bon Husserlien, nous savons ce qu’est notre bonheur ou notre malheur. Pourtant, comme toutes émotions, ils sont indicibles. Cela n’empêche pas que nous l’expérimentions à chaque instant. De ces expériences, nous pouvons parler. Nous ne nous en privons pas et la littérature est abondante. Le plus souvent dans cette lecture, j’ai surtout trouvé l’ennui, mais pas seulement. Pendant des années, lorsque nous étions en Allemangne, nous avons eu aux toilettes les Propos sur le bonheur d’Alain (Alain 1956, 1970). Pas de grands discours, des situations simples où l’on peut se reconnaitre et penser « ah ah, c’est ça! », le « ha ha » de la découverte scientifique. Récemment, j’ai retrouvé cette approche développée d’une manière quasiment scientifique (Layard 2005) (Dolan 2014). D’abord vient l’exposé des faits, matériel et méthode: les expériences qui rendent heureux ou malheureux. Vient ensuite la discussion, la généralisation et la mise en relation avec les autres savoirs relevant. Viennent enfin la conclusion et ses solutions. J’avais noté sur mon blog, le plaisir surprenant de cette lecture (https://www.dubochet.ch/jacques/?p=282).

On retrouve dans ces livres, les observations bien connues selon lesquelles, au-delà d’un certain niveau de revenu – pas très élevé – , la richesse matérielle n’est plus un facteur déterminant. C’est la comparaison qui compte; ma situation par rapport à celle de mon prochain? Du temps où nous étions des activistes à Bâle, Michel Ducommun et Adrien Jeanneret s’étaient fait vider de chez Ciba-Geigy (?) parce qu’ils avaient communiqué leur salaire à leurs collègues. Sage protection de la firme pour s’assurer la maitrise du jeu, combien efficace, des gratifications arbitraires. Autre anecdote: le fait d’avoir rendu publique la consommation électrique des ménages en Californie, généré autant d’économie qu’une augmentation de 20% du prix de l’énergie. Tout ceci est bien normal, nous sommes des êtres sociaux, la société nous fait constamment connaitre comment elle nous évalue. Pour peu que le moi-individuel soit à peu près satisfait, c’est le moi-social qui est déterminant. La 3e illustration est bien plus qu’une anecdote, c’est un pan de réalité qui s’éclaire, avec le coefficient de Gini.

Le coefficient de Gini (G), tout le monde en parle depuis quelques années. Il y a de quoi! G est une mesure de la disparité des revenus dans une population. Il prend la valeur zéro quand les revenues sont également répartis et il vaut 1 quand une personne à tout et les autres n’ont rien. Entre ces extrêmes la définition est un peu compliquée (voir Wikipedia [http://fr.wikipedia.org/wiki/Coefficient_de_Gini]). Qu’importe, populairement on se réfère, par exemple, au rapport de revenus entre les 10% de la population qui a le plus et les 10% qui a le moins. Depuis quelques années, un fait marquant de la sociologie a consisté à démontrer que le Coefficient de Gini (G) est un indicateur robuste de la qualité de vie – du bonheur – d’un groupe ou d’une nation, dans la mesure où un seul chiffre peut rendre compte d’une grandeur si complexe et multifactorielle. Le meilleur texte à ce propos, je l’ai trouvé chez Wilkinson (Wilkinson and Pickett 2010)) que j’ai découvert lors de sa présentation au colloque de l’Académie d’Engelberg , en 2013. C’était juste avant le vote sur l’initiative fédérale 1:12 qui voulait limiter à ce rapport l’échelle des salaires dans les firmes. (Elle fut rejetée à 65%) . Après la présentation, j’avais rappelé à l’audience le vote à venir. Pour toute réaction, je n’ai perçu qu’un petit courant froid, vite surmonté d’ailleurs.

La lecture de Wilkinson convainc, quoiqu’il faille y revenir à deux fois et bien méditer le message, pour comprendre comment le coefficient de Gini peut être un indicateur si puissant pour un si vaste domaine. Par exemple, comment se fait-il qu’il corrèle tellement bien avec le taux de maternités chez les adolescentes (p. 189)? On prend la mesure de cette donnée en réalisant combien le bienêtre commence par le sentiment d’être reconnu. La société inégalitaire est par nature égoïste. Elle cultive le chacun-pour-soi et l’indifférence. Elle est le terreau du rejet de l’autre. Pour y survivre, quelle solution plus forte – et plus désespérée parfois – que de s’affirmer en étant mère?

Le message est clair: pour le bonheur d’un groupe, d’une nation ou de l’humanité, la bonne recette consiste à réduire les différences. Facile!

 

Sociologie et économie.

« Plus les riches sont riches, plus la société dans son ensemble est prospère. […] L’égalité est peut-être désirable, mais ce sont les inégalités qui sont productives et qui, au bout du compte, permettent à tous de vivre mieux. » (cité de la préface par P. Canfin dans (Wilkinson and Pickett 2010)). L’hypothèse est intéressante (pour les riches, au sens propre du terme). Elle constitue le crédo, c’est-à-dire la croyance affirmée sans en référer à une analyse objective, du néolibéralisme qui domine l’économie actuelle.

Est-elle correcte? Il est vrai que la réponse à la question n’est pas aisée. Un podcast avec (ou à propos de) Piketty relevait que ceux qui ont peu sont très nombreux, ceux qui ont énormément sont rares. Pour l’explorateur de la jungle de l’économie, les premiers sont visibles, pas les seconds. Depuis quelques années pourtant, le courant salutaire qui coule sur la sociologie déborde sur l’économie. On dit que c’est à cause du Big data, l’informatique, le web, et l’outil statistique. C’est possible, mais c’est aussi par le fait de personnes remarquables. Thomas Piketty par exemple. Il faut le lire, c’est important. En version condensée (Piketty and Saez 2014), c’est court et bon, mais un peu dur. La version étendue est longue – presque mille pages – mai elle est tranquille et tellement intéressant (Piketty, 2013). On ne devrait pas se montrer en public sans en avoir lu au moins les 50 pages de l’introduction.

Le message est simple. À long terme, c’est la diffusion des connaissances qui est la force principale d’égalisation des conditions. À l’heure actuelle pourtant, la société laisse dominer le laisser-faire naturel du néolibéralisme qui avantage le gain du capital par rapport au gain du travail. La conséquence en est la concentration d’une part croissante de la richesse sur un nombre de plus en plus réduit d’individus. Cela dure depuis 200 ans, avec de temps en temps quelques corrections. La plus remarquable fut la grande destruction du capital durant les deux guerres mondiales et la crise des années 30. Les « 30 glorieuses » ont construit sur la situation de départ favorable ainsi créée. Restant dans le système néolibéral, elle a oeuvré à rétablir le déséquilibre initial. Aujourd’hui, le facteur Gini des nations développées est presque revenu au niveau du début du 20e siècle.

Piketty est très compétent. Il semble que les économistes bon teint du monde entier le reconnaissent. Il est aussi un homme engagé. Dans son livre, transparait de page en page l’idée que l’économie et général, et son travail en particulier, ne sont pas des constructions académiques séparées de l’usage; ce sont des analyses de la réalité. Elles montrent les voies politiques vers une société dans laquelle chacun choisirait de vivre. Cette société serait égalitaire.

 

Conclusion

Hier, dans le cadre du cycle annuel des conférences interdisciplinaires de l’UNIL, le conférencier avait pour thème, « Les objectifs du millénaire pour le développement « . Une personne posa la question suivante: « Pourquoi doit-on s’efforcer d’aider au développement des autres? ». Le conférencier répondit à peu près cela: « ah! vous êtes un étudiant, vous aimez la provocation, c’est normal! Mais la question est quand même intéressante, même si elle n’a pas vraiment de réponse. C’est une affaire de morale. Ce que je peux dire en tous cas, c’est que les grandes organisations qui se targuent de développement, la banque mondiale par exemple, n’y pensent jamais ».

Pauvre type!

J’ai écrit le texte ci-dessus parce que, à l’instar du conférencier d’hier, je rencontre tant de gens qui n’ont pas compris que « bien faire » n’est pas n’importe quoi et que bien vivre se construit sur quelques fondements incontournables. Ils sont simples. Un bon résumé en est: « Fais à ton prochain ce que tu voudrais qu’il te fasse ». Sur cette base, on peut construire. Ailleurs, le monde est insensé.

D’accord, ce n’est pas par mon texte que le conférencier d’hier ainsi que tous les égarés de son genre diront « ah, ah, enfin, j’ai compris! » Dommage, mais je ne perds pas courage. Il y a plein de gens qui font mieux que moi. Merci à eux.

 

 

Biographie

 

Alain (1956, 1970). Propos Paris, NRF, Gallimard.

 

Dolan, P. (2014). Happiness by Design. UK, Pinguin.

 

Dubochet, J. (2011). « Why is it so difficult to accept Darwin’s theory of evolution ?

On the popular fallacy that evolution has a predetermined direction, and the development of a responsible worldview based on free will. » BioEssays 33 (4): 240–242.

 

Huntington, S. P. (1998). The clash of civilizations and the remaking of the world order. London, Simon and Schuster Australia.

 

Layard, R. (2005). Happiness. Lesson from a new science. London, Penguin Books.

 

Passet, R. (2010). Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire., LLL.

 

Piketty, T. and E. Saez (2014). « Inequalité in the long run. . » Science 344(6186): 838 – 843.

 

Piketty, T. (2013). Le capitasl au XXIe siècle. Paris, Seuil.

 

Rawls, J. (1971 (1987)). Théorie de la justice. Paris, Seuil.

l’idée que la société souhaitable est celle que l’on souhaite alors que l’on ne sait pas dans quelle rôle on s’y trouvera est bien connue mais le livre est bien plus riche que ça.

 

Rosanvallon, P. (2011). La société des égaux. Paris, Seuil.

 

Wilkinson, R. G. and K. Pickett (2010). Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Paris, Les petits matins; institut Veblen.

 

 

 

[1] À un instant donné le futur s’ouvre avec toutes ses possibilités. Plus tard, il n’en restera plus que l’ici et maintenant uniquement réalisé. C’est le grand élagage du temps. On sait le mesurer, n’importe quelle pendule fait l’affaire, mais on ne sait ni le déduire, ni le calculer. Le fameux concept de l’entropie « S », ne semble pourtant pas bien loin d’une solution. Pourtant, frustrés de ne pas savoir vraiment comment le définir, certains physiciens élucubrent à coeur joie. Ainsi, se demandant ce que deviennent les branches abandonnées, ils proposent qu’elles continuent d’exister sous forme d’univers parallèles, heureusement inaccessible à nous. À titre de gymnastique mentale, l’article de Mark Tenmark et approprié. 
Tegmark, M. (2008). « Parallel universes. » Sci. Am. 288(5): 30 – 41.

[2] Il s’agissait, l’autre jour, de décider d’une promenade. Y va-t-on ou n’y va-t-on pas? Nous avons longuement étudié la météo, le trajet, nos envies et sentiments mais nous n’arrivions pas à une conclusion. Nous avons choisi de jouer la décision au dé. Ainsi, nous sommes allés. Est-ce le dé qui a décidé? Bien sûr que non, le hasard ne décide jamais rien, c’est nous qui avons librement choisi de ne pas décider. Le soleil nous a donné raison.

[3] Nous gardons à l’esprit que la nature n’est ni bonne ni mauvaise; elle est par ce qui a fonctionné dans l’histoire évolutive. J’ai discuté ailleurs (référence) le fameux syllogisme naturaliste qui consiste à attribuer une valeur morale aux lois de la nature.

[4] Ces définitions ne sont pas traditionnelles. Qu’importe, pourvu que l’on sache de quoi on parle.

[5] L’idée que l’on puisse parler de la morale du parfait égoïste paraîtra choquante à certains. Il faut prendre distance et se rendre compte que ledit se convainc, peut-être même sans peine, que sa philosophie est juste et bonne. Friedmann, l’économiste de Chicago annonçait haut et fort que la seule morale de la firme est de faire le plus de profit possible. Beaucoup le suivent encore.

[6] Les neurones miroir, découvert chez le singe d’ailleurs, peuvent se caractériser par un effet que nous connaissons tous: regardant le sauteur à la télévision, nos propres muscles l’accompagne dans l’effort. L’idée du toi qui vit en moi plaît, trop sans doute, car les neurones miroirs deviennes quelquefois, chez des psychologues et dans le grand public, beaucoup plus que ce qu’y trouvent les spécialistes.

[7] Dans la Turquie de l’Empire ottoman, à la mort du calife, ses fils accouraient. Le premier arrivé devenait calif, les suivants étaient étranglés avec un ruban de soie.

[8] Le dernier livre de Darwin, envoyé à publier quelques jours avant sa mort, est consacré aux verres de terre qu’il avait étudié durant toute sa vie. Par eux il illustre comment ces modestes animaux élaborent un milieux qui leur est favorable contribuant ainsi de manière décisive à la bonne vie d’innombrables autres espèces.

[9] Le physicien François Rodier propose un joli podcast dans lequelle il s’essaie à la thermodynamique de la t