Au Biophore, le bâtiment de biologie de l’UNIL, j’occupe la chambre attenante à celle du professeur Laurent Lehmann, dont la spécialité est la modélisation de la coévolution des gènes avec le comportement social. Par exemple, il cherche à comprendre ce qui fait évoluer les sociétés vers des formes pacifiques ou, au contraire, des formes violentes. Cette approche évolutionniste est remarquablement fructueuse. En particulier, elle a permis de sortir du vieux débat stérile entre hobbésiens (l’homme est mauvais, la société peut le contrôler) et rousseauiste (l’homme est bon, mais la société le pervertit) en remontant aux racines de ces deux parts de vérité. Laurent est sympa, il discute volontiers. Il me donne aussi à lire, par exemple, le livre de Gat dont il est question ici qui trace une vaste fresque de l’histoire humaine à travers le phénomène guerre. La largeur de vue et l’ampleur du savoir est de la veine de « Guns, germs and steel » de Jared Diamond (Diamond 1998). J’ai fait du livre de Gat une courte recension actualisée à ma sauce pour la 19e lettre du GIPRI. Bonne lecture !Regardez ma tête: elle n’est pas grande. Pensons au monde: sa dimension est incomparable, plus encore si l’on veut l’imaginer dans la profondeur de son histoire. Pensons maintenant à la représentation de la réalité que j’essaie de construire dans ma tête et l’étonnante réduction qu’elle implique. Comment alors faire en sorte qu’un fil rouge sensé émerge de l’infinité du subsidiaire? Une recette peut consister à choisir une bonne clé de lecture. Mais la clé peut aussi fourvoyer.
Pour comprendre la guerre, Gat annonce sa clé et dénonce celle qu’il pense avoir dominé l’ethnologie du 20e siècle, celle qui peine à sortir de la confrontation dogmatique entre polémologues à la Hobbs (Hobbes 1651) et irénologues à la Rousseau (Rousseau 1753, 2008). La sienne est issue de la biologie évolutive. Elle se base sur les données montrant que l’Homo sapiens et ses sociétés ont été façonnés par des millions d’années de violentes confrontations entre clans familiaux. À l’intérieur du clan, les individus sont unis par des gènes partagés et par des normes culturelles spécifiques. De remarquables formes d’altruisme ont ainsi marqué l’humanisation. Corolaire de cette évolution, les individus habiles à reconnaitre «l’air de famille du clan» sont prestes à considérer que tous ceux qui sont différents sont des ennemis. Il n’est probablement pas correct de parler de réflexe pour décrire la propension à considérer toute personne extérieure comme un adversaire ni d’imaginer quelque «instinct de guerre» qui s’allumerait à la vue des étrangers. Par contre, il faut constater que les individus sont doués pour tenir compte de la crainte de l’inconnu lors de l’apprentissage des stratégies de rencontre. Parmi celles-ci, il y a l’évitement, la fuite, l’intimidation et l’accommodation. Il y a aussi le combat, mais d’homme à homme, l’aventure est risquée comme l’est, à fortiori, la bataille ouverte entre les clans. La guerre est une stratégie couteuse que l’Homo sapiens a appris à réfréner. S’il s’agit vraiment de détruire l’ennemi, le raid et l’embuscade sont moins dangereux.
Ainsi vécurent et moururent les chasseurs-cueilleurs durant des millions d’années.
Puis vint l’agriculture. Avec elle, la possibilité de nourrir plus d’individus sur la même surface. La transition ne fut ni rapide ni facile. Par exemple, avec la densification, la contagion a été rendue plus probable. Sans un vaste boosting immunologique, le néolithique serait mort-né.
La suite tout entière est marquée par l’agrandissement du clan et la nouvelle problématique de «l’air de famille». Comment maintenir la cohérence du groupe, quand les individus ne se reconnaissent plus, ou si peu ? Comment faire face à la «tragédie des communs» (Harding 1968)? Suit alors la ségrégation entre dominants et dominés et les conflits subséquents que complexifie la dynamique des techniques et l’extension des savoirs.
Cinq-cents pages plus tard, Gat en arrive aux temps modernes et à nos opulentes démocraties libérales.
Une constatation remarquable domine: durant toute cette longue histoire la violence a considérablement diminué et, évaluée décade par décade, la tendance persiste (voir aussi: Singer, 2011, Pinker, 2010). Pourquoi? Petit catalogue désordonné de raisons évoquées: confort de la vie moderne, croissance industrielle et commerciale, libération des femmes, révolution sexuelle, diminution de la proportion des jeunes mâles, armes atomiques qui rendent la guerre impossible, humanisme qui fait son chemin… Gat nous offre une ample matière à réflexion. Son livre est une fresque passionnante de l’histoire humaine. Il nous aide à donner sens au présent.
Le présent, bien sûr, a deux faces. L’une est favorable, l’autre est néfaste. Pour la première, il apparait que la guerre entre démocraties libérales n’est plus une option envisageable et que les aventures impérialistes telles que les guerres d’Irak déçoivent le plus souvent ceux qui s’y aventurent. Même dans le tiers-monde le plus profond, la promotion militaire des intérêts des nations développées n’est plus ce qu’elle était ! Les puissants sont-ils en train de découvrir que la guerre n’est plus le moyen de choix pour défendre leur pouvoir et résoudre leurs conflits ? La tendance historique à la réduction de la violence se poursuivra-t-elle ? On peut l’espérer, mais pour y croire vraiment, une solide dose d’optimisme reste nécessaire.
Quant à l’autre face, Gat suggère que, à l’heure actuelle, l’usage d’armes de destruction massive par des groupements terroristes est le plus grand risque direct de déstabilisation globale. Il est vrai que, si les armes à feu tuent, on peut vivre avec (comme semblent y tenir tant d’habitants étatsuniens). Face aux armes de destruction massive, un tel arrangement n’est pas possible. L’attentat des Tours, le 11 septembre 2001, qui en est une sorte d’expérience préliminaire, illustre l’incapacité des pays développés à y faire face. Prise de panique, la première des puissances libres et démocratiques se fourvoie dans les «très mauvaises manières» dont s’étonne même Mme Merkel. Il faut sans doute attribuer aux mêmes raisons la «ligne rouge» décrétée à propos des armes chimiques dans le conflit Syrien. Les cent ou deux-cent-mille morts des armes «conventionnelles» n’avaient guère causé de réactions internationales, mais les mille ou deux milles tués par le gaz ont immédiatement produit un caca nerveux chez les grandes puissances. Pourtant, c’est bien elles, qui conduisent la plus contreproductive des politiques. Par exemple, dix années de chasse à Al Kaida ont transformé un petit groupe d’extrémistes en une armée tentaculaire à l’échelle mondiale. Loin d’apprendre de l’expérience, les Américains accélèrent le déploiement de leur nouvelle folie, qui institue l’exécution extrajudiciaire en norme de combat. Le monde tout entier risque de payer cher la haine, encore impuissante, des populations vivant sous la menace des drones (http://www.amnestyusa.org/news/multimedia/us-drones-will-i-be-next, consulté le 4.11.13).
Et pourtant, la voie pour mieux faire est connue de tous: réduction des disparités (Wilkinson and Pickett 2010), partage des richesses (elles sont plus que suffisante), accès à la connaissance. La même voie est aussi celle qui conduit vers un but encore plus ambitieux: la liberté et la démocratie pour tous. Dans le monde, ils sont des millions à y consacrer leur vie.
Pile ou face ? L’avenir n’est pas écrit, la partie est en cours, nous jouons tous.
Gat, A. (2006). War in human civilization. Oxford, New York, Oxford University Pre
Diamond, J. (1998). Guns, Germs and Steel. A short History of Everybody in the Last 13’000 Years., Vintage.
Harding, G. J. (1968). « The Tragedy of the Commons. » Science 162, 1243 – 1248.
Hobbes, T. (1651). Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir ecclésiastique et civil
Pinker, S. (2011). The better angels of our nature: Why violence has declined, Viking.
Rousseau, J.-J. (1753, 2008). Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Paris, Flammarion.
Singer, P. (2011). The Expanding Circle: Ethics, Evolution, and Moral Progress.
Wilkinson, R. G. and K. Pickett (2010). Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Paris, Les petits matins; institut Veblen.