Fake news à Wuhan ?

Le Covid 19 a-t-il été créé dans un laboratoire de génétique à Wuhan ? S’est-il échappé à la suite d’une malheureuse erreur de manipulation ? A-t-il ainsi initié la pandémie qui va nous tracasser pour longtemps encore ? J’aimerais comprendre.

Êtes-vous bon à séparer fake news et réalité ? Exercices pour débutants : la Terre est plate ; les Américains ne sont jamais allés sur la lune.  L’histoire des soucoupes volantes est un peu plus compliquée, mais l’idée que le Covid (SARS 19) aurait été créé artificiellement dans un laboratoire de Wuhan m’a semblé une occasion tellement parfaite pour les diffuseurs de mensonges que dès les premières rumeurs au début de l’an passé, j’ai systématiquement rejeté cette idée détestable.

Pourtant le sujet n’est pas anodin. Dans le cadre du cours de l’Université de Lausanne « Biologie et société », j’ai accompagné en 2014, un groupe d’étudiants qui approfondissaient la question suivante : Est-il  utile de chercher à rendre un virus encore plus pathogène? 

Cette étrange idée remonte à un évènement associé à l’épidémie de grippe aviaire du virus H5N1 qui avait fait beaucoup de bruit quelques années plus tôt.  Pour les oiseaux, ce virus était le plus souvent mortel. Heureusement, il ne se transmettait que très rarement à l’homme, mais quand cela arrivait, le pronostic était mauvais. Était-ce dû aux quelques mesures prises, ou était-ce son évolution naturelle, le fait est que la pandémie s’est finalement calmée. Le virus H5N1 est revenu sous les feux de l’actualité lorsque, en 2013, deux groupes de généticiens, dont celui de Ron Fouchier (1) en Hollande ont utilisé une technique d’évolution accélérée afin d’explorer en laboratoire comment le virus pourrait devenir plus dangereux. On appelle ce genre de recherche « Gain de fonction – GOF en anglais». L’idée étant que cette connaissance pourrait être utile pour faire face aux souches de l’avenir. L’expérience a « bien » marché. Elle a montré qu’il est probablement relativement facile de transformer le virus aviaire en un virus qui se transmettrait efficacement chez l’homme.

Aïe ! Et si ce virus augmenté s’échappait ? Si la recette tombait en mains malveillantes ? Panique ! Les autorités hollandaises essayèrent d’empêcher Fouchier de faire connaître sa découverte, elles voulaient lui interdire d’aller raconter son histoire ailleurs. Il était trop tard, trop de personnes étaient au courant, la presse s’en était saisie. Beaucoup de discussions et de résolutions en ont suivi. Un moratoire sur les recherches GOF a été décidé, laissant toutefois pas mal de place pour qu’elles puissent être poursuivies sous certaines conditions, dans certains laboratoires. En pratique, la recherche GOF reste un bon domaine de recherche pour un bon nombre d’instituts.

Dans ces conditions, l’apparition du Covid 19 ne pouvait manquer de stimuler l’imagination des faiseurs de fake news qui affirmeraient que la pandémie est une construction de la recherche GOF. J’y étais préparé et bien décidé de ne pas me laisser entraîner par la vague qui ne manqua pas de déferler dans la presse dès le début 2020. D’abord, la vague a fait beaucoup de bruit avec peu d’évidences. J’ai été lent à réagir quand les données sérieuses se sont multipliées.

Finalement, c’est un article de Nicholas Wade (2) dans le Bulletin of the Atomic Scientists – un auteur et une revue que je respecte depuis longtemps – qui a m’a ébranlé. Il explique, avec force détails, et abondantes références, les liens étroits entre l’Institut de virologie de Wuhan et les Instituts du Eco Health Alliance à New York. Le directeur de cette dernière, Peter Daszak, collabore depuis longtemps avec Mme Zhengli Shi, la directrice du premier. Rien de problématique à cela, la collaboration scientifique est honorable et le financement semble transparent. L’inquiétude commence à poindre quand Peter Daszak se met à expliquer de manière de plus en plus insistante que les recherches GOF de cette collaboration ne posent aucun problèmes. L’inquiétude s’amplifie quand le groupe de l’OMS envoyé en Chine pour résoudre la question de l’origine du virus est empêché de faire correctement son travail alors que Daszak, se faisant le ténor du groupe, clame sans finesse que l’origine du virus ne souffre aucun doute : de la chauve-souris il est passé chez l’homme dans un marché de viande de Wuhan, un point, c’est tout. Y a-t-il anguille sous roche ? Plus sérieux encore, des voix de scientifiques compétents concluent que plusieurs aspects de la génétique du virus ne semblent guère compatibles avec l’évolution naturelle, mais qu’une évolution forcée en laboratoire expliquerait ces anomalies. Je m’abstiens de développer ici l’argument scientifique ; moyennant une bonne connaissance de base en génétique, chacun peut l’étudier dans l’article de Wade.

Faut-il donc admettre que le virus est un construit GOF qui se serait échappé du laboratoire de Wuhan ? Faut-il croire que l’épidémie qui bouleverse l’économie mondiale est un produit chinois ? Faut-il admettre que la recherche scientifique, croyant bien faire, a fait une très, très grosse bêtise ?

Halte, pas si vite ! Les solutions simples sont toujours attirantes – surtout pour la presse et pour le public peu éclairé – mais la réalité est toujours plus compliquée ; souvent, elle est différente. Comment le savoir ? Dès le début de la Pandémie, un outil remarquable d’information publique s’est épanoui en Allemagne. Le professeur Christian Drosten, directeur de l’institut de virologie d’un grand hôpital berlinois, s’est attaché à l’idée que c’est par l’information qu’il pouvait lui-même contribuer à combattre le virus. Ainsi, d’abord presque journellement, maintenant à peu près toutes les semaines, il parle à la Nord Deutsche Radio (NDR). D’une voix calme et posée, il fait le point sur la pandémie et en explique patiemment les fondements biologiques. En fait il s’agit d’un magnifique cours de science à propos de ce que nous vivons au jour le jour. Il en est à sa 94e leçon. Les Allemands ont reconnu la valeur de l’enseignement. Ils le suivent en masse. Je soupçonne que la relative résistance de l’Allemagne par rapport aux autres pays européens doit passablement à ce savoir qui s’intègre progressivement dans la culture des Allemands.

Le 92e épisode (3) présenté le 8 juin est principalement consacré à l’hypothèse du virus GOF échappé. Comparé à l’article de Wade, le ton est fondamentalement différent. Alors que le premier construit un argument univoque, Drosten fait ressentir que la réalité du laboratoire est plus large et que l’argument de Wade ne tient pas compte de toutes les finesses de la situation. Sa vaste expérience à la paillasse et en tant que directeur d’un grand institut lui donnent des moyens qui manquent forcément à un journaliste.

En bref, il apparaît que les arguments de Wade sont intéressants et peuvent sembler convaincants alors que ceux de Drosten ne prouvent rien si ce n’est que la simplification peut être source d’erreur. Personnellement, je crois à la complexité de la réalité et la valeur de l’expérience personnelle. Alors, bien qu’impressionné par l’article de Wade et les publications allant dans le même sens, je reste avec mes doutes. Je ne sais pas si la pandémie est naturelle ou si elle est un construit GOF.

Et alors ? Alors tant pis. Le monde est grand, la nature est compliquée, beaucoup plus grande que ce que je peux mettre dans ma petite tête, ni d’ailleurs que Wade ou Drosten ne peuvent mettre dans la leur.  Nous vivons avec l’incertitude, s’en rendre compte est la sagesse du scientifique. Ceux qui parlent de science sans la pratiquer l’oublient souvent.

Toutefois, nous ne pouvons pas nous arrêter là. Oui, le monde où nous vivons est incertain, mais c’est notre monde. GOF ou pas GOF il s’agit maintenant de savoir où nous voulons aller et de faire de notre mieux pour en prendre le chemin. La pandémie est là, elle n’est pas finie, il en viendra sans doute d’autres. Le défi maintenant est de se sortir de celle-là et de prévenir les autres. Comme pour le CO2 dont la concentration croissante nous précipite dans la crise vitale du climat, le virus ne connaît pas de frontière, il faut agir ensemble, tous ensemble pour venir à bout de l’un comme de l’autre.

Au terme de ces quelques paragraphes je conclus que, faire de la Chine le vilain du virus n’avancera personne, mais que c’est par la collaboration de tous que nous pourrons nous sortir de cette pandémie, des suivantes et de la crise du climat. Pour commencer, pourquoi ne pas libérer le Monde des brevets qui freinent la distribution des vaccins Covid ; la Suisse pourrait y contribuer avec un poids incomparable à son petit millième de la population mondiale.

 

Références.